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25 mars 2011 5 25 /03 /mars /2011 13:28

 

A la terrasse du café, place Dauphine dans le premier arrondissement de Paris, Mademoiselle Suzette buvait son café crème avec tout le rituel digne du professionnel qui boit un café, place Dauphine dans le premier arrondissement de Paris.

Pour bien faire, le premier sucre va directement dans la tasse, plongeant sublimement sur cette belle épaisseur de crème. Le second se tient maladroitement comme un funambule tandis que Mademoiselle Suzette lui fait prendre le reste de crème que le premier sucre n’a pas daigné emporter avec lui au fond. Le moment est gracieux et divin et demande une perfection dans le geste pour que le sucre se gorge de cette frontière infime entre la crème, le café et le reste, l’air, la soucoupe, la table qui porte la soucoupe, la terrasse qui porte la table qui porte la soucoupe qui porte la tasse qui contient le café, et plus loin encore la place Dauphine où Mademoiselle Suzette, les fesses tout juste posées sur sa chaise la tient aérienne, gracieuse et divine qui fait prendre un petit bain douillet à son second morceau de sucre.

Au moindre début d’effondrement, c’est avec une prestance, une vélocité digne des plus grands jongleurs que mademoiselle Suzette lève la cuillère entre ses lèvres roses. Des lèvres qui s’étirent avec beauté en un sourire qui exprime une joie toute entière à sentir ce sucre qui fond sous sa langue et glisse le long de sa gorge.

A la terrasse du café, place Dauphine dans le premier arrondissement de Paris, il pleut, et les gouttes de pluie fine rendent gris les pavés, les façades anciennes et la fumée des cheminées se couchent comme si elles craignaient de se perdre entre les gouttes d’eau. Mais à la terrasse du café, place Dauphine dans le premier arrondissement de Paris, Mademoiselle Suzette buvait son café et cela suffisait largement à ensoleiller tout passant arpentant, capuche au vent, la place Dauphine.

Derrière la place Dauphine, colossal, massif et vieillissant se trouvait le palais de Justice de Paris. De grands escaliers permettaient d’atteindre l’arrière et ainsi, et surtout, éviter les journalistes en furie toujours à l’affût du visage de la victime ou du présumé coupable pour surligner la douleur ou la honte ou encore la crainte et, tels des singes dans un zoo, faire des grimaces à ceux qui vivent leur vie.

Mais revenons à Mademoiselle Suzette. Elle était arrivée lors de l’été après la grande Chaleur, cette guerre à l’uranium appauvri qui, comme pour se venger d’être affublé d’un tel adjectif, avait appauvrit le monde, l’avait rendu fou, cruel, aveugle. Les criminels avaient été jugés derrière la place Dauphine, dans le palais colossal, massif et vieillissant, le palais de Justice de Paris. Mademoiselle Suzette prenait son café place Dauphine dans le premier arrondissement de Paris, chaque jour à neuf heure trente-six et à quinze heure vingt-quatre. Pourquoi ? Nul ne le sait vraiment. Ce qui était vraiment important, c’est que Mademoiselle Suzette était belle et sans âge.

Elle était toujours seule avec son chapeau à fleur de saison. Elle le posait à côté d’elle délicatement et attendait que son café arrive. Les serveurs avaient très vite pris l’habitude des manies de Mademoiselle Suzette. Après le sucre englouti et trois tours exacts de la cuillère dans la tasse. Mademoiselle Suzette lui faisait faire un demi-tour de manière à ce que son pouce et son index de la main gauche s’en saisisse et dans un geste magique la portait à sa bouche pour boire le café en une traite. C’est ainsi que Mademoiselle Suzette buvait son café. Elle reposait sa tasse et vingt-quatre seconde plus tard mettait dans la soucoupe, trois euros, le prix de sa consommation.

Elle se levait, regardait à l’arrière de la place Dauphine, le colossal, massif et vieillissant palais de Justice de Paris puis s’en allait sur un rythme d’une marche qu’il serait difficile de qualifier de lent ou de rapide, de pressé ou de calme. C’était le pas des flâneurs, des promeneurs, mais de ceux qui savent où ils vont. On voyait bien que Mademoiselle Suzette avait ce que d’autres recherchaient en courant comme des fous. Mademoiselle Suzette avait le temps.

Au bout de quinze ans, de cinq mille quatre cent soixante-dix-neuf jours, de dix mille neuf cent cinquante-huit cafés pris à la terrasse, place Dauphine dans le premier arrondissement par Mademoiselle Suzette, Il plut comme il n’avait jamais plu avant. Il plut si fort que ce jour-là, à neuf heure trente-six, Mademoiselle Suzette ne vint pas. Les serveurs tournaient en rond dans le café. Où était-elle ? Cela faisait dix mille neuf cent cinquante-huit cafés. Pourquoi n’était-elle pas venue ? Ils attendirent quinze heure vingt-quatre et à l’horizon ? Nul bruit de pas de Mademoiselle Suzette, elle n’était pas venue. Les habituels passants qui avaient pris le pas de passer par la place Dauphine pour prendre dans leurs yeux un peu du sourire du second sucre de Mademoiselle Suzette s’étaient groupés et alimentaient toutes hypothèses plus ou moins farfelues sur la non-présence de Mademoiselle Suzette.

Cela ne fit pas de bruit, cela sentait le café crème qu’elle prenait place Dauphine dans le premier arrondissement de Paris. Cela respirait plus qu’un bonheur qui n’est dû que trop souvent au hasard, cela respirait la joie, celui du sourire de Mademoiselle Suzette lorsqu’elle engloutissait le second morceau de sucre gorgé de café crème. Tous les habitués du café, qu’il s’agisse de ceux qui passaient ou de ceux qui restaient étaient tourné vers le moins colossal, le moins massif, le plus que vieillissant palais de Justice de Paris. Il fondait. Il fondait comme le second morceau de sucre, c’était incroyable et divin, gracieux et aérien de voir disparaître sans un bruit, avec plutôt et seulement un sentiment de plénitude et de sérénité, l’instrument d’une justice aveugle menée par ces gens de la grande Chaleur qui l’étaient tout autant.

Mademoiselle Suzette avait transformé, lentement mais sûrement, chaque pierre du bâtiment de Justice, en morceau de sucre gonflé de café crème. La transformation se faisait en son être, en son âme et communiquait si bien avec la balance, cet instrument qui mesure le poids de nos fautes, le poids de nos âmes, que le bâtiment lui-même en fut touché. On apprit un peu plus tard, que tous les palais de Justice du monde s’en étaient trouvés ainsi dissolus, dissolus par des café crèmes pris par Mademoiselle Suzette à la terrasse d’un café, place Dauphine dans le premier arrondissement de Paris.

Pourquoi, me demanderez-vous, pourquoi mademoiselle Suzette n’était pas venu prendre un café de plus ? Un café supplémentaire ? Les discussions vont bon-train à ce sujet. Ce que je sais, ce que je crois, ce que je pense, mais ce n’est l’avis que d’un garçon de café qui a connu deux fois par jour Mademoiselle Suzette, tout les jours pendant quinze ans, c’est que Mademoiselle Suzette est redevenue ce qu’elle était, aveugle, non pas de cœur, non pas des âmes, pour ça, elle ne l’a jamais été. Elle a simplement rendu justice à l’humanité en s’exorcisant elle-même. Pour ça, elle venait à la terrasse du café de la place Dauphine dans le premier arrondissement derrière le palais de Justice, boire un café crème à neuf heures trente-six et un café crème à quinze heure vingt-quatre.

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